C'était un mercredi de fin d'été (ou même de début d'automne, mais ça sonnait moins bien, à vrai dire...) : la pluie nous glaçait le sang, à Fabius et à moi. Aucun de nous deux n'avait prévu de parapluie : « on ira vite ! C'est un raccourci que j'ai trouvé ce matin ! Deux rond-points, un kilomètre et demi à marcher, on passe le tourniquet et voilà ! ». Pour prévoir les choses, toutes ses connaissances, toutes sans exception, s'accordaient à dire qu'il était ce que le commun des soufreurs universels appelle : « un gros nul ».
Et je dois vous avouer qu'à plusieurs reprises, et aujourd'hui encore, j'ai creusé toutes les éventualités de le dédouaner, mais ce jour là, c'est en dépassant le quatrième rond-points que je l'ai tout de même sentie, cette substance amère et pourtant exempte d'une quelconque forme de matière, cette pointe d'acide qui me rongeait le coin de la langue et dont la seule façon de m'en débarrasser aura été finalement de la lui cracher à la figure, à ce gros c...nul de Fabius :
« Toi, si un jour l'idée te viens d'apprendre à lire une carte, ou encore de te faire poser des loupiotes sur l'pif : je t'en prie, n'hésite pas, saute sur l'occasion, accepte la quête..Enfin Merde ! Fais-le ! » .
Bon. Admettons : nous n'étions pas perdus. Le complexe industriel du Nord de la ville s'étendait à peu près face à nous, et bien que l'usage de la langue exige que nous utilisâmes cette magnifique expression qu'est celle de « faire face », jamais, je vous le dit, me serait-il venu à l'idée d'apposer mon déjà bien amoché visage sur l'une des milliers de tour d'acier et de verre qui boursouflait ça et là la surface de ce que nous appelions autrefois Verte-Epine, ou encore la Colline aux Bisous. Car, hier encore le petit bosquet qui abritait les fougueux bécoteurs postadolescentesques nous offrait sans aucune largesse omise ses brillants effluves orgasmiques et féeriques qui nous venaient chatouiller les narines à coup de senteur d'aubépine et d'épicéa.
Ah ! Que ce temps-là était révolu.
L'air était médiocre à humer,
même la terre au sol ne sentait plus la terre,
et l'eau de la pluie ne sentait plus l'eau du tout !
Le monde sous la colline mourrait à point fermé
tandis qu'à la surface, même les insectes n'osaient plus voler.
Mais nous voilà, las de ce pénible voyage ;
et nous voilà, là, face aux portes d'un enfer aux mille visages.
Nous traversions le hall d'entrée, saluant tour à tour ce qui
était susceptible de nous saluer en retour mais qui ne contre-salua
guère, descendions les escaliers et enfilions nos costumes de cène.
Des accessoires nous manquaient mais tant pis : on en
trouveraient bien d'autres.Ce qu'il y avait de plus étonnant dans c't'histoire, à mon sens, c'est que ce paumé de Fabius, ce même Fabius qui avait vu sa femme partir avec un macho colérique mais suffisamment plein au as que pour lui offrir, à sa femme, la vie de rêve dont elle avait tenté de faire croire à tous qu'elle était à des années-lumières d'y voir un quelconque réconfort, ce Fabius là qui n'avait plus vu ses gamins depuis une demi-décennie par la faute d'un honorable juge dont la largeur des poches restait encore à définir ; c'est que cet imbécile-triste de Fabius continuait tous les matins à puiser je-ne-sais où la force de venir jusqu'ici torcher le cul des assiettes sales qu'une horde d'assassins vomissaient ça et là du fond des tables huileuses de la cantine du bâtiment 12, secteur 9, 8-D Verte-Epine.
Moi, ça faisait longtemps que je voulais m'en aller. Mais j'ai mes raisons. Et puis, c'est de Fabius dont il est question ici, pas de moi.
Comme d'habitude, de 9h à 12h, tout est calme : un peu de vaisselle de la veille à ranger, deux-trois sac-poubelles à jeter, une dizaine de vanne à lâcher, une fois sur la petite nouvelle à l’œil joli mais à la paluche pas très habile, et d'autres fois sur la bande de zombies clavi-tapotards qui nous tombait dessus, toujours pile à l'heure de la bouffe, à bras longs ou en tout cas loin d'être raccourcis : tous les petits pains étaient déjà partis à 12h02, bientôt il nous faudra songer à en commander pour trois semaines de suite mais ça pourrit vite, avec ce qu'il y a dedans...12h10, une première salve d'assiettes, y en a qui n'rigolent pas avec le boulot : « une petite pause, c'est une PETITE pause !». Une occasion de charier Fabius : « Eh ! Ça ressemble à ce que te disait Jeannette au secondaire : une petit bi... ». Plus le temps, la vaisselle déborde déjà.
12H20. Pire que les sauterelles du Notre Père !
Fabius avait un jour eut une idée fabuleuse : le travail d'équipe. Trente-quatre ans qu'on était sur terre, trente-quatre ans seulement mais j'étais comme certain qu'avant lui, personne n'avait réellement découvert le véritable esprit d'équipe. Aux cuisines, ça n'était pas seulement un partage des tâches, mais c'était aussi et avant tout un partage des taches.
Une fois c'était moi qui frottait, l'autre fois c'était lui. Une fois c'était moi qui vidait, l'autre fois c'était lui. Il n'y avait qu'un truc qu'on se permettait de faire ensemble : c'était de s’éclipser derrière le bâtiment, de temps à autre, et là encore de se frotter et de se vider autant qu'on pouvait. N'aller pas vous imaginer des choses : y avait pas de douches, ni de salle de désinfection là derrière ;
Les femmes ne m'intéressaient plus, Fabius n'intéressaient plus les femmes : à priori, nous étions bien parti pour finir pédés comme des marins de foire. Mais là encore, ça n'était pas vraiment le moment. Et puis, ça ne risquait pas de durer : je me suis fait harponné par la petite nouvelle.
Radicalement.
Neuf point de suture au bras gauche, une semaine d'hospitalisation, huit lettres d'excuses, deux réponses, sept lettres sur la dernière, trois visites, six jours de congé, quatre nuits ensemble, cinq promesses, cinq dispute. La belle vie.
Fabius était convaincu qu'être homo, ça ne pouvait pas être qu'une passade. Personnellement, j'avais toujours su le contraire : par dépit, par désir, par curiosité ou encore par amour, deux hommes ensemble, ça tient pas la route longtemps. On a beau se faire croire que la déviation est un nouveau chemin ; la déviation n'est que temporaire, pourtant. Soit. Fabius n'était pas content.
Retour au boulot, l'ambiance n'était pas joyeuse. Fabius s'était entiché d'un petit nouveau qui avait pris ma place le temps que je revienne. Les années ne lui avait pas trop démoli ni le faciès ni les os et je doutais que le gamin résista encore longtemps.
En ce qui me concerne, j'ai été muté au bâtiment 32. Je ne retrouvais Fabius qu'à la nuit tombée, lorsqu'il fallait bien rentrer à la maison. Les banalités habituelles nous accompagnaient le long de la route, un lampadaire dévoilant sporadiquement les traits fatigués de mon ami et moi, toujours aussi lourd que moi, je glissais au sol, à la fois avec lui, à la fois là-bas - où ? Je ne sais pas -.
Le matin suivant, lorsque nous nous croisions au premier rond-point, il m'a salué comme on salue un vieux pote. Et puis il est parti. J'allais à gauche, il tournait à droite.
Il pleuvait encore et, si ce jour-là j'ai pleuré comme jamais
auparavant, l'amertume de mes larmes n'avait pu souffler à mon âme
les réponses aux questions qui me torturaient tant.
Tout était arrivé si vite, une estampe placardé aux murs de nos consciences, une feuille vivement noircie à l'indélébile, et certes aucun de nous deux, j'en suis certain, n'aurait su dire comment, quand et pourquoi tout cela est arrivé.
Tout était arrivé si vite, une estampe placardé aux murs de nos consciences, une feuille vivement noircie à l'indélébile, et certes aucun de nous deux, j'en suis certain, n'aurait su dire comment, quand et pourquoi tout cela est arrivé.
Ce matin-là, le matin du raccourci, le matin du harpon, le matin de la nouvelle, le temps nous avait à tous les deux volé quelque chose.
Mais quoi ?